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La question de l’intelligence en didactique professionnelle[1] (épisode 1)

 

La notion d’intelligence en didactique professionnelle, une notion peu mobilisée en tant que telle mais un enjeu de la didactique professionnelle ; retour sur quelques textes de Pierre Pastré.

 

La notion d’intelligence n’est pas une notion qui appartient, en tant que telle, aux notions principales qui forment le noyau de la didactique professionnelle. L’analyse thématique effectuée par El Mostafa Haboub, en 2005 d’un corpus de textes en didactique professionnelle[2] ne fait pas apparaître sa présence dans le corpus des dix principaux concepts utilisés par la didactique professionnelle.

Elle apparaît cependant dans l’ouvrage intitulé La didactique professionnelle[3]. Pierre Pastré en parle dès l’introduction : « Tout dans le travail n’est pas source de développement, assurément. Mais tout ce qui favorise l’intelligence au travail favorise le développement. » (p.1). D’emblée, donc, l’intelligence suscitée et stimulée, par un environnement professionnel favorable à l’expression de l’intelligence est considérée comme source et condition de développement. Développement dont on peut dire qu’il est, lui, une notion fondatrice de la didactique professionnelle.

Pourtant, dès l’introduction de ce livre paru en 2011, Pierre Pastré, en revenant sur le contexte de l’époque de la parution du livre et sur le contexte de la création de la didactique professionnelle, environ 20 ans plus tôt, évoque une prise de conscience : « Le développement au travail, écrit-il, est toujours ma préoccupation et mon combat. Mais j’ai peu à peu pris conscience, au vu de la situation sociale actuelle, que la promotion de l’intelligence au travail était aussi source d’incertitude et d’inquiétude : plus se développe l’intelligence au travail et plus se développe aussi la fragilité au travail. » (P.2). Pierre Pastré voit ainsi, dans la promotion de la professionnalisation et de l’intelligence au travail, un risque de fragilisation des personnes au travail.

La promotion et la mobilisation de l’intelligence au travail peuvent ainsi avoir deux significations et, en quelque sorte, deux destins : celui de reconnaissance et de source de développement, ou bien celui d’une pression et d’une sollicitation accrue de ce qu’un professionnel doit mobiliser pour faire son travail, qu’il soit salarié ou indépendant.

On retrouve la notion d’intelligence dans un texte plus ancien, en fait le premier article publié de Pierre Pastré sur la didactique professionnelle, dans le numéro 111 de la revue Education Permanente, intitulé : approches didactiques en formation d’adultes.[4] Cet article, qui présente à la fois une des deux recherches inaugurales de la didactique professionnelle et ce qu’est la didactique professionnelle, aborde d’abord le contexte. Le premier élément de contexte est celui d’une forte remise en question du taylorisme fordisme, de l’importance de la qualité, et d’une évolution du travail qui transformerait la nature « des compétences requises par les travailleurs » et provoquerait l’exclusion des travailleurs sans qualification.

Deuxième élément de contexte, celui d’un intérêt marqué de la formation des adultes, dans ces années-là, pour les méthodes dites « d’éducabilité cognitive », dont une partie vise à aider à la « remédiation cognitive » des adultes peu qualifiés. Il s’agit de les aider à développer des compétences cognitives générales, de raisonnement, de logique.

« La visée de la didactique professionnelle, écrit Pastré, est très proche de celle de l’éducabilité cognitive[5]à cette différence près que la didactique professionnelle s’efforce de partir de situations fortement contextualisées, comme les situations de travail. Ce qui a l’avantage de « préserver le sens. » (P. 34).

« La didactique professionnelle est une démarche qui consiste à puiser dans le stock des situations-problèmes qu’on peut trouver dans les ateliers, les bureaux, et en général, dans toutes les activités de travail, où des gens sont confrontés (quelquefois, pas toujours) à des problèmes qui ne demandent pas seulement pour être résolus, l’application d’une procédure bien connue, mais supposent une conduite « intelligente » au sens habituel qu’on donne à ce terme. Cela requiert des compétences. » (P.34). 

Il conclut en écrivant que « le but est donc le développement de compétences générales à partir du traitement de situations professionnelles. Il ne s’agit pas de développer la spécialisation technique des opérateurs, mais bien d’utiliser les situations de résolution de problèmes qu’ils rencontrent dans leur activité de travail pour leur permettre de développer ou de restructurer leurs compétences générales. » (p.34).

La notion d’intelligence n’est donc pas définie, mais Pastré l’évoque pour qualifier une conduite requise par le travail quand il contient des problèmes à résoudre. La conduite intelligente se présente comme opposée à l’application de procédure et elle requiert des compétences. C’est le développement des compétences, qualifiées de générales, qui est visé. Il faut retenir aussi les notions de résolution de problème et de situations de résolution de problèmes, pour cerner ce que pourrait être la conception de l’intelligence en didactique professionnelle : le développement cognitif, c’est développer les capacités à résoudre des problèmes. « Tout d’abord, écrit Pastré (p.48), le développement cognitif, chez les adultes, est un fait qu’on peut constater, ou plus exactement inférer des comportements des sujets, quand la formation peut être suivie longitudinalement sur une assez longue période. Dans ce cas, le résultat des apprentissages n’est pas réductible à une accumulation de connaissances et de savoir-faire, ou à l’acquisition de compétences très spécifiques (spécialisation professionnelle) mais porte également sur des modes de pensée, de raisonnement, d’analyse. »

Enfin, il écrit : « Le problème, pour les psychologues qui font du développement cognitif une hypothèse centrale, est désormais de penser celui-ci sans le recours à une structure d’ensemble. Une remarque de Bideaud (1988)[6] est éclairante : « on peut considérer avec Oléron (1972)[7] que l’intelligence est avant tout une machine à fabriquer des modèles, et que ces modèles ne sont pas autre chose que les systèmes de représentation qui se substituent à la réalité perçue. C’est finalement l’étude de l’évolution de ces modèles au cours du développement pour un même domaine notionnel qui est la voie à suivre. »

Il semble que dans cet article originel de la didactique professionnelle, Pierre Pastré donne les moyens de comprendre ce que peut être l’intelligence professionnelle, pour la didactique professionnelle, et, plus largement pour la formation professionnelle et la formation des adultes. Machine à fabriquer des modèles, pour résoudre des problèmes, constituée de modes de pensée, de raisonnement, d’analyse, de connaissances et de savoir-faire. Il met en évidence un triple enjeu : celui du développement de l’intelligence professionnelle, celui des conditions du travail qui favorise le développement de celle-ci. Enfin, comme il l’évoque dans l’introduction de son livre, il souligne le risque des discours et modes d’organisation qui promeuvent l’intelligence du travail sans donner les moyens de son développement et les cadres protecteurs de sa mobilisation.

 

 

 

 

[1] Texte rédigé à l’occasion de la préparation du V° colloque de didactique professionnelle intitulé former et développer l’intelligence professionnelle. Université de sherbrooke, Longueuil. Québec en octobre 2019.

[2] Haboub, E. La didactique professionnelle et la didactique des savoirs professionnels dans la documentation scientifique francophone. Mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke.

[3] Pastré, P. 2011. La didactique professionnelle. PUF.

[4] Pastré, P. 1992. Requalification des ouvriers spécialisés et didactique professionnelle. Education Permanente, 111, 33-54.

[5] Voir le numéro d’Education permanente, 88-89, 1987.  Apprendre peut-il s’apprendre ?

[6] Bideaud, J. 1988. Logique et bricolage chez l’enfant. PUF.

[7] Oléron, P. 1972.

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