Une conduite intelligente, qu’est-ce que c’est ? Relecture de l’ergonome Maurice de Montmollin.
Dans son article de 1992, cité, dans le texte précédent, Pierre Pastré utilise l’expression de « conduite intelligente ». On retrouve cette expression en ergonomie et en psychologie du travail, disciplines qui sont une des sources d’inspiration et des cadres de références de la didactique professionnelle.
Revenons à un texte important qui est le livre de l’ergonome Maurice de Montmollin, contemporain de la période de création de la didactique professionnelle, intitulé : « L’intelligence de la tâche »[1]. Maurice de Montmollin s’est intéressé à la formation, comme les psychologues du travail, Jacques Leplat et Annie Weill-Fassina, ou, plus avant encore, Faverge et Ombredane, qui ont inauguré la tradition de l’ergonomie dite de langue française, et ont développé l’idée selon laquelle l’analyse du travail et l’intérêt porté à l’activité des travailleurs sont indispensables à l’intervention ergonomique et à la conception de la formation. L’un de ses ouvrages, précédant L’intelligence de la tâche est consacré à l’analyse du travail pour la formation[2]. Il figure donc parmi les précurseurs de la didactique professionnelle.
Dans son livre ; publié en 1986, l’expression « l’intelligence de la tâche » est convoquée, dans un contexte de transformation du travail, en rupture avec le cadre de l’organisation taylorienne du travail et des évolutions technologiques. C’est donc bien, dans une première approche, la tâche, qui est qualifiée d’intelligente et c’est parce qu’elle est intelligente, qu’elle requiert de la part des opérateurs (ceux qui travaillent, dans le vocabulaire de l’ergonomie) des conduites intelligentes. De Montmollin prend la précaution de souligner que l’intelligence de la tâche n’apparaît pas avec les systèmes, les machines et l’informatique des années 1980 : « Ce n’est pas qu’hier le travail n’exigeât aucune intelligence, et que tout ouvrier fut nécessairement muni de gros bras et d’une petite tête. Chacun sait que toute tâche, fut-elle classée « manuelle », exige de l’intelligence. Mais à l’évidence les nouvelles technologies ont transformé la nature des composantes mentales de toutes les tâches. » (P.8) Il précise un peu plus loin ce qui, pour lui, et l’ergonomie, est alors en jeu, lorsque le travail « comporte une composante intellectuelle prédominante » en raison des « progrès des nouvelles technologies » : « Plus précisément, parce que les problèmes soulevés par ces progrès sont trop souvent sous-estimés ou mal résolus. Problèmes mal résolus, par exemple dans le nucléaire, où les incidents mineurs sont fréquents, et où l’on craint toujours un accident comme celui de Three Mile Island, que l’association de l’intelligence des ordinateurs avec celle des opérateurs ne suffit pas à éviter. Problèmes sous-estimés, très souvent, en ce qui concerne la conduite et la surveillance d’innombrables dispositifs plus ou moins automatisés. (…) Problèmes enfin des répercussions des nouvelles tâches sur les travailleurs eux-mêmes, soit qu’on parle de fatigue et de charge mentale, soit qu’on parle de compétence insuffisante, et de la conscience de cette insuffisance. » (P.9) La fin de ce passage porte sur la compétence, et est significative de l’intérêt de Montmollin pour cette question.
Plus globalement, ce sont les aspects « mentaux » ou « intellectuels » du travail qui intéressent De Montmollin, dans son livre et les défis que l’intelligence du travail pose à l’analyse du travail pour l’ergonome et le formateur.
Dès l’introduction, De Montmollin apporte des éléments de définition de ce qu’est l’intelligence de la tâche, et on peut constater qu’elle est fondée sur deux caractéristiques associées : « les tâches complexes » et « les problèmes à résoudre ». On trouve ainsi une grande proximité entre Pastré et De Montmollin. Avec humour, il intitule l’un de ses paragraphes : « la complexité des tâches complexes et des conduites complexes. » (p IV).
Il précise aussi ce que sont les caractéristiques des tâches complexes, dont nous ne présenterons pas ici le détail, mais les principaux traits : multiplicité des variables, évolution des variables, interconnexion et articulation des variables, simultanéité des tâches, interaction du système avec l’opérateur, (qui, par son action, peut modifier les évolutions des variables du système), caractère aléatoire et surprenant des événements, symbolique, durée et hystérésis des actions (lorsque les phénomènes peuvent évoluer lentement et souterrainement), pluralité des opérateurs.
Ces caractéristiques ne s’appliquent certainement pas seulement aux situations de travail touchées par l’évolution des technologies, même à l’époque où De Montmollin écrit son livre. Elles nous sont, en tous les cas, très utiles, car elles constituent des catégories d’observation et d’analyse du travail, de tout travail, en particulier du point de vue des compétences et de la formation. En effet, dans une perspective d’analyse didactique professionnelle, chacune des caractéristiques proposées par De Montmollin, est une caractéristique critique, du point de vue des exigences « intellectuelles » pour reprendre ses termes, et par conséquent, de la compétence de ceux qui travaillent avec ces caractéristiques, et, donc, in fine, constituent des caractéristiques critiques pour la formation. Une partie de ces caractéristiques seront reprises dans les travaux de l’ergonomie cognitive et notamment pour définir les situations à environnements dynamiques.
Aux tâches complexes, répondent « les conduites complexes ». On peut s’amuser un peu avec l’expression employée par De Montmollin en se disant que certaines conduites complexes ne répondent pas nécessairement à la complexité et pourraient même accroître encore la complexité de la tâche et en réduire les possibilités de résolution. Dans la vie et dans le travail, on peut même observer des conduites complexes pour des situations simples qui ne produisent généralement rien de bon. Mais revenons à De Montmollin et à ce qu’il entend par conduites complexes qu’il définit ainsi : détection et discrimination des informations, décodage et codage, planification des actions et donc anticipation, prises de décision dans l’incertitude, travail en temps partagé dû à la simultanéité des tâches, résolution de problème, diagnostic par lesquels il s’agit de comprendre une situation plutôt que d’appliquer une procédure, de poser le problème avant de le résoudre. (p.VI). De Montmollin parle enfin « de l’impossible compétence, c’est ainsi qu’on pourrait baptiser l’objectif aujourd’hui assigné aux opérateurs confrontés aux tâches complexes. Il leur est demandé d’être tout à la fois les exécutants très scrupuleux des procédures officielles, souvent nombreuses, et contradictoirement, d’être capables de diagnostics pertinents et de procédures alors par eux-mêmes inventées. Il s’agit d’heuristiques, non seulement d’algorithmes. » (pVII).
Bien qu’il revienne plus loin sur l’importance de la résolution de problème comme tâche et comme activité, la liste qu’il propose ici, de ce qui correspond à conduite intelligente ne s’y réduit pas, et cela nous intéresse. C’est l’ensemble de ces activités intelligentes qui supposent donc une attention dans l’analyse du travail et dans la conception et la conduite de la formation. Même si la résolution de problèmes est, comme le souligne Pastré, en même temps une forme d’action à développer par la formation et un moyen didactique pour le faire, d’autres formes d’activité sont en jeu dans le développement de l’intelligence professionnelle et dans celui de l’intelligence tout court.
De Montmollin adopte une définition de Maurice Reuchlin des « conduites intelligentes » : « les conduites peuvent être aujourd’hui définies comme un ensemble d’actes (…) caractérisés par l’organisation que leur impose la fin poursuivie, consciemment ou non, rationnellement ou non, par l’organisme. » (p.22). De Montmollin utilise aussi les termes de « composantes intelligentes de l’activité ou les activités intelligentes, de l’opérateur, les procédures et les méthodes mises en œuvre lorsqu’il s’efforce d’accomplir une tâche. » (p.63)
Il précise enfin plusieurs points essentiels, à propos de la résolution de problèmes. Tout d’abord, il écrit « … à vrai dire toute tâche présente à l’opérateur des « problèmes » à résoudre, y compris celles qui apparaissent les plus routinières, dans la mesure où aucune tâche n’est jamais exactement identique à elle-même dans le temps, ce qui oblige l’opérateur - lui-même d’ailleurs en évolution – à s’adapter en permanence à une situation toujours plus ou moins un peu nouvelle. » (p.73) Il poursuit en écrivant que : « Il convient d’être ici un peu plus restrictif dans la définition des conduites de résolution de problème, afin d’éviter que ces conduites ne finissent par correspondre à n’importe quelle tâche, ce qui interdirait de les analyser efficacement. »
Enfin, il en vient au cœur de la question de l’intelligence professionnelle : « Commençons par une apparente évidence : il y a résolution de problème lorsqu’il y a problème à résoudre. Autrement dit, (ce qui est moins évident) lorsque l’opérateur ne connait pas parfaitement, au début de son travail, les procédures pour parvenir à la résolution de son problème (…) qui implique donc une certaine invention de la part de l’opérateur qui doit se créer son propre chemin pour atteindre le but fixé. » (p.74).
De Montmollin dont le livre est contemporain des débuts de la didactique professionnelle, apporte ici un certain nombre d’éclairages sur ce qui peut être entendu comme l’intelligence professionnelle. Dans l’idée de créer son propre chemin pour atteindre le but fixé, s’exprime l’enjeu de développement de la formation.
[1] De Montmollin, M. 1986. L’intelligence de la tâche. Berne ; Peter Lang.
[2] De Montmollin, M. 1974. L’analyse du travail, préalable à la formation. Paris ; Armand Colin.